"... Je suis désolé, Gabriel."
La phrase fut davantage soufflée que déclarée à haute voix - et sitôt que ses palabres furent murmurés, Jesse entreprit de priver sa tête du port de son accessoire favori. Il fallait être bien dupe pour ne pas relever les traits qui avaient depuis un moment orné les avants-bras de son aîné; aussi les avaient-il remarqués par pur hasard sous la lueur des chandelles érigées sur l'autel devant lequel le duo se tenait.
La culpabilité lui tenaillait la gorge lorsqu'il parcourait d'une œillade compatissante les clichés des géniteurs de celui qui l'hébergeait. Pour un garçon qui ne tenait pas sa langue dans sa poche, il fallait reconnaître que cet instant ne laissait aucunement l'accès aux innombrables idioties qu'il était susceptible de débiter au quotidien. Son regard, lui, favorisait un passage successif entre les dextres de Gabriel et les ornements floraux que portaient la mausolée du foyer. Maladroit, il n'avait su quoi dire pour attiser la flamme du réconfort - et se privait lui-même de la parole. Le silence parlait pour lui, et témoignerait très sûrement de son soutien auprès du propriétaire de la bâtisse.
Inévitablement, l'image de ses parents lui revint à l'esprit à la vue des photographies animées de Monsieur et Madame Reyes. Il ne parlait pas de sa famille avec passion, d'ordinaire - or, il fallait bien reconnaître que l'anxiété lui remuait les sens quand il imagina le destin les frapper comme il l'avait fait pour les âmes éteintes que l'ofrenda devant laquelle il se tenait honorait avec une attention unique.
Comment aurait-il réagi, à sa place ? Il se serait démené pour leur construire, par la créativité et la force de ses paumes, un tombeau aussi grand que toute l'affection qu'il avait à leur égard.
Toujours est-il qu'il est très déplacé d'avoir cette pensée lorsque nous n'avons pas été exposé face à ce genre de souci - il est aisé de dire que l'on aurait eu telle ou telle réaction, ou bien fait tel ou tel acte quand on n'est pas le protagoniste d'une tragédie pareille. Jesse eut l'occasion d'entrevoir son camarade pivoter afin de quitter la pièce - son manque de parole était peut-être mal passé auprès de Gabriel, et c'était largement compréhensible. A quoi bon s'excuser ? Tout le monde s'excuserait face à la sombre histoire d'un ami - d'autant plus que ladite mort n'avait pas été des plus douces; les loups avaient violemment pris leur revanche sur le couple défunt.
Il n'était pas en mesure de s'imaginer à quel point cela pouvait être difficile. Il était loin d'avoir été confronté à de telles péripéties - il est aisé de dire à un souffrant que le temps aidera les soucis à s'évaporer. Il est aisé de dire à un souffrant qu'avec de la volonté et de la détermination, les efforts portent leurs fruits. Il est aisé de dire à un souffrant de voir le bon côté de choses quand il n'y a pas l'ombre d'un bon côté dans l'histoire qui le chagrine. Il est aisé d'inviter un souffrant à user de la parole pour se confier alors qu'il ne peut même trouver les mots adéquats pour exprimer sa détresse.
Il fallait se rendre à l'évidence - Jesse ne servait, pour ainsi dire, à rien. Alors que l'Ours accueillait sans relâche le Loup de cinquième année dans ses bras protecteurs lorsque son moral était bien trop bas, le Lupy, de son côté, couvrait d'un regard impuissant les manches portées par Gabriel depuis le jour où il avait vu les stigmates de ses plus douloureux instants.
Mais ce ne sont pas les paroles qui définissent quelqu'un - ce sont ses actions.
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L'air frais parachevait la patrouille nocturne du jeune fugueur. La silhouette de Jesse s'animait dans la pénombre par le biais d'une cadence pressée - l'ambiance vespérale était parfois conseillées pour les sorties. Il n'avait pu parler convenablement à Gabriel, mais une idée avait germé dans son esprit impétueux. C'était l'occasion pour lui de guider le plus âgé, pour une première fois - quitte à inciter les esprits de ce dernier à se concentrer sur autre chose, pourquoi ne pas inviter l'orphelin à participer à un instant de contemplation de la voûte céleste ?
Le moral enivré par le souhait de voir son camarade baigner dans la sérénité, il en effaça involontairement de sa mémoire la possible présence de rôdeurs non loin de l'habitation. Il s'en était davantage éloigné par ailleurs, et serpentait inlassablement entre les troncs d'une bien pauvre forêt - son projet était d'atteindre la petite plaine discrète qui en occupait le bout. En d'autres termes, l'espace idéal pour se plonger dans l'admiration complète des constellations estivales - et s'octroyer le droit, peut-être, de laisser les pensées sombres s'égarer le temps d'une soirée.
Il avait atteint la sortie du bois; avec un peu de peine, la noirceur n'aidant pas. Sans doute avait-il laissé son téléphone chez Gabriel; son oubli lui valut le coup de retarder son allée forestière. Ainsi posté auprès du rebord de la piètre falaise enfin abordée, il ne lui fallut que peu de temps avant de promener ses fiers iris sur le paysage qui s'offrait à lui; la capitale mexicaine s'offrait amplement à la vue et s'illuminait de mille feux, gratifiant ses observateurs d'un panorama unique au monde.
Le chapeauté haussa le nez. Tiens ...
Il s'étonna de remarquer toute la grandeur de la lune. Haute, elle gouvernait l'endroit de toute sa pâle lueur. Elle éclipsait un brin les décorations astrales qui la côtoyaient, mais les marquages lumineux dans toute cette sombre étendue attiraient davantage l'attention du né-moldu; et il favorisa une concentration sur ces dernières, sans chercher à accorder davantage d'attention à l'astre, aussi imposant soit-il.
"Ce sont bien les mêmes que je vois depuis le ranch, les soirs d'été", se mit-il à penser.
Allait-on le punir d'avoir sous-estimé le reflet lunaire, au détriment de celui des étoiles ?
Éperdu dans la nostalgie qu'amenaient les souvenirs de sa terre natale, il mit un temps certain avant de saisir l'origine du bruit que les environs venaient de céder à ses oreilles. Avait-il rêvé ? Le passage du vent sur un buisson, peut-être ? Une brindille tombée de sa branche d'origine ? Peut-être était-ce même son protecteur qui avait de lui-même retrouvé sa trace ?
"
Gabe ?", souffla le brun. On ne lui répondit pas en retour. L’ignare marqua quelques pas en retrait, afin de s'éloigner du bord du promontoire fraîchement découvert. Le coeur relativement léger, en dépit de la situation saugrenue dans laquelle il s'était empêtré, Jesse se mit à faire marche arrière. Vent bruyant ou non, il se devait d'aller quérir la présence du sud-américain afin de l'amener sur ce site d'observation. Il avait la témérité particulièrement tenace.
"
Gabriel... ?"
Cette fois-ci le timbre de voix avait été élevé, de façon à ce que son propriétaire soit repéré. Un nouveau son indescriptible. Un animal sauvage, désireux à l'idée de conserver son territoire ? C'était une possibilité.
L'écho fut suivi de nouveaux bruits - et il fallait être privé de l'ouïe pour ne pas saisir qu'il s'agissait là de grognements clairement canins.
Son sang ne fit qu'un tour - et c'est avec une lenteur qui ne lui ressemblait pas que sa tête entama une rotation sur le côté avant d'aviser le ciel.
C'était une soirée de pleine lune.